Guatemala, « l’endroit où il y a beaucoup d’arbres » en langue nahuatl, compte quelques 15 millions et demi d’habitants. Depuis quelques années il est considéré par les organismes économiques internationaux comme un pays de revenus moyens.Et pourtant, le Guatemala est à peine moins fragile que Haïti. Le taux de pauvreté ne descend pas en-dessous de 50% et la criminalité organisée, l’exclusion sociale et l’insécurité alimentaire font que le fantôme de la défaillance survole en permanence le pays centre-américain.
Depuis la période coloniale, l’Amérique latine rurale a agi comme un fournisseur de matières premières pour soutenir les modes de production et de consommation des centres économiques. Le Guatemala n’a pas été épargné par ce processus. Aujourd’hui encore, plus de la moitié de la population vit dans le milieu rural, et l’agriculture est la première activité pour un tiers de la population économiquement active. Néanmoins, et en dépit de la valeur de l’agriculture pour le pays, la situation de la population rurale est extrêmement précaire. Les petits paysans ont des surfaces agraires très petites ou n’en ont pas du tout, car le système de propriété est un des plus injustes au monde : 1,5% de la population possède 60% de la terre agricole. La souveraineté alimentaire du pays en est sérieusement menacée, surtout qu’environ 60% de la surface agraire totale est réservée aux cultures de rente comme le café, la canne à sucre, le caoutchouc et la palme africaine.
L’importance de l’accès aux terres pour la survie et la reproduction de l’économie paysanne est un élément signalé avec insistance par tous les acteurs, tant internationaux que locaux. C’est en suivant les recommandations de la Banque Mondiale (BM) que des gouvernements guatémaltèques successifs mirent en place une politique publique qui laissa au marché la responsabilité de la redistribution foncière. Avec l’accompagnement et le financement de la BM fut créé le Fonds de Terres au Guatemala (FONTIERRAS), ayant pour but de mener une „réforme agraire assistée par le marché“ en transformant la population rurale sans terre en des propriétaires privés. Les instruments privilégiés pour cela furent les crédits pour l’achat des terres ainsi que la régularisation des titres.
Force est de constater que le marché a été incapable de démocratiser la structure agraire. Cela est dû à l’énorme concentration de la propriété et au fait que la plupart de terres publiques étaient déjà attitrées ou classées comme protégées. En effet, après 13 ans d’existence, l’on ne compte que 20.000 familles comme bénéficiaires de cet instrument public, alors que les estimations du FONTIERRAS parlent de 800.000 familles sans terre. En outre, depuis 2004, le mécanisme d’achat a été remplacé par des emprunts pour louer les terrains. L’implémentation de ce système a eu comme résultat l’endettement des familles paysannes qui ont vu rétrécir leurs revenus, déjà maigres. Sans capacité d’investir dans la production et face au manque de canaux de commercialisation, les paysans étaient confrontés au paradoxe d’avoir le droit sur leurs propriétés, mais d’être incapables d’en profiter. Cela provoqua aussi la division au sein des organisations paysannes et la fragmentation des communautés indigènes.
Parallèlement, l’intérêt du grand capital pour l’agriculture guatémaltèque augmente et des nouveaux investissements sont effectués. A côté de l’oligarchie traditionnelle de l’agrobusiness, qui veut en permanence accroître les terres agricoles, de nouveaux acteurs arrivent sur le marché foncier du pays. Il y a là les compagnies énergétiques, qui investissent massivement dans la production d’agrocarburants, les caïds du trafic des drogues et les fonds d’investissements. Les achats de terres par tous ces acteurs présentent un fort caractère spéculatif : la BM signale qu’à peine 21% des 42 millions d’hectares négociés entre 2008 et 2009 étaient cultivés à la fin 2010.
Ainsi la pression sur le secteur foncier s’intensifie davantage, augmentant les cas d’accaparement des terres et débouchant très souvent sur de sérieux conflits entre paysans et grands propriétaires. Dans ce contexte, le gouvernement de Otto Pérez-Molina (2012) a choisi d’occuper militairement les territoires en question et de „criminaliser“ l’action des mouvements sociaux qui défendent les paysans, dont les dirigeants sont poursuivis comme des délinquants. Le processus de concentration de la propriété foncière au Guatemala a été accompagné de corruption, d’abus d’influence, ainsi que de menaces et de violence. Des nombreux secteurs paysans et des communautés indigènes peuvent en témoigner.
Actuellement, c’est la partie nord du pays qui est la plus convoitée par l’agrobusiness, et notamment ce que l’on appelle les „terres basses“. L’industrie du sucre/éthanol, qui s’étend de manière fulgurante, est contrôlée par 14 familles (treize d’entre elles guatémaltèques et une nicaraguayenne), tandis que l’industrie de l’huile de palme est dans les mains de cinq de ces familles et un groupe de capitaux nord-américains et britanniques (Goldman Sachs &The Carlyle Group).
La vallée du Polochic
Dans cette région, la vallée du Polochic est emblématique. Administrativement, elle s’étend entre les départements de Alta Verapaz et El Estor, dans le nord-est du Guatemala. Habitées majoritairement par des populations indigènes, notamment de l’ethnie maya-qeqchi, ces terres furent exploitées de manière collective par eux jusqu’à la fin du XIX siècle. A cette époque, les terres ont été déclarées „vacantes“ par les autorités et ont été allouées à des immigrés d’origine allemande qui y commencèrent la culture du café.
Après l’expropriation des biens de certains citoyens allemands en 1944, la réforme agraire de 1952 redonna les droits de propriété aux paysans, sous la forme de coopératives. Néanmoins, l’arrivée au pouvoir des gouvernements militaires stoppa net ce processus de redistribution et une grande partie des terres en dispute furent inscrites au nom des parents ou des amis du bourgmestre imposé par les militaires à l’époque, qui les revendirent à des grands propriétaires.
Deux familles d’origine allemande et suisse détenaient alors la plupart des terres dans la vallée. Rien que pour la canne à sucre et la palme africaine, l’étendue des leurs cultures était estimée à plus de 10.000 hectares. Pour développer la production sucrière, les entrepreneurs pouvaient compter sur l’aide de la Banque Centre-américaine d’Intégration Économique.
A partir de 2005, la famille Widmann commença l’achat des terres avec l’idée de produire des agro-carburants à base de canne à sucre à grande échelle. Après une première récolte, et pour des raisons qui n’ont été pas encore élucidées, les activités furent arrêtées en 2010, laissant les terrains en jachère. Ce fut le moment choisi par les communautés pour occuper les terres en essayant de récupérer leurs propriétés d’antan. Ces occupations des terres ont représenté une forme de résistance collective face à l’abandon institutionnel, comme le reflètent les mots d’un des paysans : „Nous ne mangeons pas de la canne à sucre… ce sont les animaux qui le font… Nous mangeons du maïs, des haricots…“.
L’occupation fut suivie par des longs mois de négociations et des tentatives de dialogue. La principale revendication des communautés, une visite sur place par une commission de haut niveau, ne fut jamais remplie. Près d’un an plus tard, les familles ont été délogées en mars 2011 par un contingent de plus de 1200 hommes armés, composé d’agents de sécurité privés de l’entreprise et de paysans d’autres communautés spécialement engagés pour cette action. Au final, une personne est morte, des dizaines ont été blessées et 732 familles ont été déplacées.